« Règle numéro 1: Ne jamais parler de Fight-Club »

Depuis quelques mois, je suis rentré, entre autre par envie de mieux connaitre ces communautés, dans quelques sites privés d’échange de fichier en ligne.

Ces communautés sont nombreuses, souvent locales à un pays, et plus ou moins ouverte sur le monde. Mais une chose est sure : elles disposent de volumes de contenus, d’utilisateurs, de forums et de datalove totalement bluffant. Et les conséquences sur la vision qu’on les politiques et lobbyistes des majors d’Internet ne sont pas neutres.

Explications par l’exemple…

Quelques exemples de communauté et leurs statistiques

L’ensemble des communauté que j’ai pu découvrir sont basées sur le protocole BitTorrent, qui permet l’échange de fichiers en Peer-to-peer, et qui nécessite donc de la part des membres de partager les fichiers qu’ils téléchargent.

Dans chaque cas, j’ai pu entrer dans la communauté par cooptation d’un membre existant et actif.

Dans les statistiques, le nombre de « peers » est le nombre de torrent (donc, film, album, livre) partagés par la communauté, par exemple, si je partage 10 torrents, cela compte 10 peers. Ces communautés étant basées sur le partage et privées, ses membres partagent volontiers, conséquence de cela, lorsque vous lancez un téléchargement, il arrive en général très rapidement sur votre ordinateur, même si l’objet recherché est rare.

Voici donc quelques exemples, ainsi que le nombre « d’éléments » (film, album de musique, livre) que j’ai pu recenser et confirmer dans la communauté privée correspondante. (les noms des communautés ont été changés volontairement)

popcorn.png
mazik‘ est une communauté d’échange de musique, généraliste (pas de thème ou pays particulièrement représenté), sous forme d’album, d’EP, et autres coffrets, live & compagnie. Les forums sont nombreux et très actifs, chacun prenant un réel plaisir à partager ses coups de coeur et à remercier l’autre de ce qu’il envoie. Le challenge dans cette communauté est mis sur la qualité des sorties : format sans perte, jaquette, fichiers avec des métadonnées propres, etc. On y trouve aussi des « requête » du genre « je cherche tel album rare de tel artiste », par milliers, près de 80% de ces requêtes ont été trouvées par l’un des utilisateurs du site.

Statistiques du site: +120 000 utilisateurs actifs, 1,5 Millions de torrents, soit environ 800 000 albums. 500 000 artistes représentés, presque 10 millions de peers, soit en moyenne 6 personnes partageant chaque album. Les forums (hors messages effacés) comptes 3,7 millions de messages.

wagamama‘ est une communauté de fans de vieux films, raretés et autre anti-blockbusters. On y trouvera uniquement des films n’ayant pas fait un carton ces dernières années, et conséquence de cela, on y trouvera surtout des fans hyper pointus de cinéma. Chaque fiche de film est accompagnée de captures d’écran haute qualité, d’une description souvent en anglais, d’informations techniques sur le film (réalisateur, acteurs principaux…) et le fichier (format, taille, langue, sous-titres…). Chaque mois, un réalisateur, auteur ou thème est mis à la une.

Statistiques du site: environ 20 000 utilisateurs actifs, 110 000 torrents dont 68 000 de films, 230 000 peers, soit en moyenne 1,5 personne partageant chaque film. Les forums comptent 178 000 messages.

yaplusdepopcorn‘ est une communauté de cinéphiles généralistes, blockbusters compris. Chaque film peut être partagé en différentes qualités (standard, hd, blueray …). On y trouve de très nombreuses informations sur chaque film: acteurs, réalisateur, scénariste etc. On peut ainsi trouver tous les films où tel scénariste a participé, ou tout simplement naviguer dans les jaquettes. Un système de requête permet aussi de chercher un film ou une qualité en particulier.

Statistiques du site: 25 000 utilisateurs, 130 000 torrents, soit 68 000 films avec 720 000 personnes référencées (acteurs, réalisateurs…), près de 600 000 peers, soit 4 personnes partageant chaque film. Les forums comptent 375 000 messages

araigneenumerique‘ est une communauté centrée sur le partage de la connaissance. On y trouve des ebooks, films, logiciels, centrés sur les thèmes de l’apprentissage: formation aux langues, documentation de concours pour obtenir une certification, cours en tout genre, livres de culture générale etc. Cette communauté est, de ce fait, plus petite, mais les membres les plus actifs sont totalement experts de leur champ de compétence, des forums impressionants ! (et une paranoïa des administrateurs du site légèrement supérieure à la moyenne)

Statistiques du site: 36 000 utilisateurs, 11 000 torrents, 34 000 peers, soit 3 personnes partageant chaque contenu, mais aussi des films et news en accès libre, portant sur l’actualité des thèmes habituels de ce site. environ 55 000 posts de forum à ce jour.
rules.png
alexandrie‘ est une communauté de partage de livres, soit en ebook (epub, mobi…) soit en audiolivres ou pdf/doc … On y trouve aussi quelques logiciels, soit pour lire les fichiers, soit pour les créer, nettoyer de leurs odieux DRM, ocriser… C’est une communauté plus jeune que les précédente, mais tout aussi dynamique.

Statistiques du site: 9 000 utilisateurs, 60 000 torrents, 210 000 Peers, soit environ 3.5 personne partageant chaque torrent. Les forums comptent à ce jour environ 16 000 messages.

Autres informations plus générales: je vous ai présenté ici succinctement 5 communautés privées de partage. J’ai pris comme critère de sélection

  • le fait que je connaisse bien ces communautés (j’en connais d’autre, moins bien, que je n’ai pas décrites ici)
  • le fait que l’entrée dans ces communautés ne se fasse que par cooptation (pas d’inscription ouverte au public)
  • la diversité des contenus proposés (films, formation, musique, livres)

Il y a 2 choses que je souhaite préciser :

  • Sur l’un des forums d’une de ces communautés, on trouve une liste des torrents privés connus sur le net. J’en ai dénombré environ 200, souvent thématiques et spécifiques à un pays (musique indienne, films allemands, livres en espagnol …) Les 5 exemples ci-dessus ne sont donc que … des exemples, et ils représentent une petite partie de ce mouvement des internautes vers des communautés fermées au monde, mais ouvertes sur des individus généreux, des volumes de contenus et d’échanges fantastiques.
  • Je n’ai parlé ici que des communautés fermées, j’en ai dénombré, en 2h de recherche à plusieurs, environ 50 autres semi-ouvertes ou ouvertes, à savoir des sites où l’inscription ne se fait pas que par cooptation, mais aussi, soit ponctuellement, soit en permanence, de manière ouverte au public. Ces communautés sont souvent moins intéressantes car leur côté public fait que les forums sont moins remplis de passionnés et les règles de partage plus difficiles à faire jouer, puisqu’il est toujours possible de se créer un nouveau compte si besoin.

Quelles sont les règles de ces communautés ?

En général, ces communautés se basent sur un certain nombre de règles communes, parfois présentées de manière légèrement différentes, et avec plus ou moins de flexibilité. Mais, un peu comme dans Fight Club, il y a toujours un côté secret, qui fait qu’il est difficile de bien connaître ce milieu là sans y avoir été un certain temps :

  • invitation: Ces sites fonctionnent par invitation. Vous connaissez quelqu’un qui en fait partie, et il vous invite à y entrer, en vous offrant la possibilité de créer un compte.
  • arbre: Dans votre compte, vous trouvez souvent la liste des personnes que vous avez invités, et les comptes des personnes qu’elles ont invité à leur tour etc. Créant ainsi un arbre de vos fils, petits-fils etc, vous vous sentez un peu responsable de ces derniers (c’est parfois explicite dans les règles, où un père peut être exclus en même temps que son fils en cas de non respect grave des règles). Grace à cela, le respect des règles de la communautés est souvent plus fort.
  • privée: Bien souvent, les règles interdisent de vendre des invitations, de les donner sur des forums publics, voire carrément interdisent de parler de la communauté à des inconnus (!) Ces règles garantissent qu’en vivant cachés, ces sites vivront plus heureux. C’est probablement vrai, et participe des conséquences politiques que j’évoquerais plus bas.
  • partage / ratio: Afin de garantir une bonne qualité d’accès aux contenus partagés, ces sites sont basés sur un système de quota: si vous téléchargez 1Go, il faudra partager au moins 0.7Go (par exemple). Ainsi, on évite les « aspirateurs fous » (ceux qui prennent tout ce qui passe sans en faire grand chose), mais on favorise aussi l’envoi de contenus originaux, car si vous envoyez un nouveau contenu, les premières personnes qui viendront le chercher chez vous vous fournirons un quota net, de la taille du contenu partagé.
  • forum: Ces sites sont communautaires, donc centrés sur une passion commune. Ils ont donc toujours des forums, qui sont le lieu de prédilection de rencontre et de discussion des membres. Bien souvent, un salon de chat basé sur le protocole IRC accompagne aussi le site, qui permet de discuter avec les admins, et des membres du site. Bien organisés, les forums sont généralement modérés par des membres qui n’ont pour différence d’avec les autres que d’être volontaires pour cette tâche, et de confiance.
  • financement: Le financement de ces services (car malgré tout il faut bien souvent un ou plusieurs serveurs web bien costauds pour tenir les plus grosses de ces communautés) se fait souvent en partie par ceux qui l’ont fondé, sur leurs fonds propres, et en partie par des dons et goodies (tee-shirt, mugs, autocollants etc.) L’avantage du goodie étant qu’il sont souvent cryptiques (ne présentent pas le site clairement) et permettent donc à deux membres se rencontrant de se reconnaitre si l’un deux arbore fièrement le pot de pop-corn de son site préféré ;). De ce que j’ai pu constater, aucun ne fonctionne sur la publicité, qui présente plusieurs inconvénients dans ce modèle de communautés privée, notamment en terme de visibilité au monde extérieur…
  • autres: logiciel fait maison, performances, cadre légal, etc.: Ces sites sont bien souvent créateurs de leur propre solution logicielle de partage: site web, inscription, gestion des comptes, du ratio, des envois, moteur de recherche évolué, tracker bittorrent, design, les développements internes sont nombreux. Certains sont même en logiciel libre, et quelqu’uns des plus connus sont même un modèle de performance (ils consomment très peu de ressource système pour pouvoir servir un grand nombre d’utilisateur). En effet, le coût des serveurs n’est pas forcément élevé, mais un gain de performance permet d’optimiser cela au maximum. Enfin, certains sites se sentent obligés de rappeler qu’ils n’hébergent aucun contenu et ne sont que des index de liens, le blabla légal habituel pour éviter le pire (certaines communautés ayant été fermées à d’autre époques, typiquement lorsqu’elles étaient publiques…).

Quels en sont les impacts politiques ?

Si nous avions une classe politique, ou du moins des conseillers de cette classe politique un peu plus au fait de ces évolutions techniques, mais surtout des usages que représente le partage de fichiers en ligne, dans ces communautés privées et hyperactives de passionnés du monde entier, nous n’en serions probablement pas à Hadopi, et à discuter de tenter de « réguler » Internet via un CSA rhumatisant, comparant Internet à la télévision…

Réussir à censurer Internet et à interdire ces échanges nécessiterait d’y mettre de tels moyens que l’on aurait appelé cela Lubianca ou Stasi à d’autres époques …

Ces partages sont, par ailleurs, très probablement invisibles aux polices privées que les majors financent pour fournir les adresses IP des internautes partageurs à la Hadopi, qui, de ce que l’on en sait, se contentent des sites torrent publics de type torrentz.eu ou thepiratebay.se.

Enfin, ne serait-ce pas tellement mieux si ces communautés pouvaient exister de manière ouvertes grâce à une légalisation des échanges hors marché, permettant à ces passionnés de pouvoir enfin partager leurs coups de cœur légalement, sans être obligés de se cacher de majors censés aider les artistes à trouver leur public…

Mais nous pouvons toujours rêver… qui sait, un jour faudra-t-il peut-être réellement disposer d’un Fight-Club pour défendre notre Internet …

J’ai cru comprendre qu’Internet avait déjà dans ses gênes cette arme intéressante : lorsqu’elle rencontre une censure, il le considère comme un bug, et trouve un autre chemin pour permettre au datalove <3 de circuler !

Catégories : français